"La musique apparaît comme ça. Sans raison : elle est là" (Steve Reich à Alex Ross, The rest is noise)
Le samedi 12 octobre 1974, 10h15, j'ai 11 ans et demi et j'achète ce disque de Miles Davis. Au visage bonhomme et au sourire condescendant du disquaire, j'imagine qu'il croit que j'achète ce disque parce que la voiture jaune de la pochette m'a tapé dans l'œil. Foutrement non, monsieur (même si c'est un peu vrai). De Miles, j'ai déjà 'Porgy and Bess', 'Sketches of Spain' et depuis peu, 'Kind of blue', tous offerts à Noel ou anniversaires. Autant dire que c'est l'artiste le plus représenté de ma maigre "collection".
A vrai dire, je côtoie Miles Davis depuis un exposé sur le jazz fait au CM1 (année scolaire 71-72). N'y connaissant rien, j'avais levé la main pour épater Isabelle R. et Clémence l'institutrice (je l'appelle par son prénom parce que c'est le truc magique - créer de la proximité - qu'elle avait trouvé pour que je participe un peu à la classe au lieu de me perdre dans les sombres silences de mes rêves). A l'époque, je pense Noel 70, ma grand_mère m'avait offert 'Aranjuez' de Jean Christian Michel, un clarinettiste. Un disque Riviera. Le fameux adagio du concerto deviendra une obsession. Alors je te raconte pas l'excitation : découvrir au cours des recherches pour cet exposé que Miles avait sorti un disque "Sketches of spain' sur lequel il interprète le concerto, 'tin. Me le ferai offrir à Noel 73.
Revenons au samedi 12 octobre 1974. 13h40. Mes parents partent rejoindre la permanence d'une association. Mes frères et sœur rejoignent leurs clubs sportifs respectifs, football, judo et escrime. Je suis seul à la maison. Au chaud. Il fait particulièrement froid cette année-là. Je m'installe au salon. Je pose le disque sur la platine, fais descendre le bras et c'est parti. Je m'allonge sur le tapis moelleux. J'oublie les parents, les frères, la sœur, hier, demain et aujourd'hui. Je me laisse happé par la musique. C'est facile, la guitare de John McLaughlin vient me prendre par la main. Ses compères Michael Henderson (basse) et Billy Cobham (batterie) se joignent à nous. Très vite, Herbie Hancock (orgue) se pointe "hey j'peux vous accompagner ?" Sur la crête, Miles nous lance un électrisant "par ici les gars ! à l'assaut!". A partir de ce moment, le tapis n'existe plus. Le plancher n'existe plus. Les murs ont disparu. Le quartier a disparu. Je flotte dans un espace infini non défini dans un temps arrêté ou inexistant va savoir.
Sans aucun doute le disque le plus important que j'aie jamais acheté. Aussi celui que j'ai le plus écouté. Entre l'achat et aujourd'hui 8 avril 2025 se sont écoulées 2634 semaines. A raison de 2,7 écoutes par semaine. Sans trop m'avancer, ça tourne autour des 7000 fois. Si je vis aussi longtemps que mon père a vécu (94), j'espère arriver aux 14 000 écoutes, 1673 semaines.
A la fin de la face B, la voix de Brock Peters (Jack Johnson) met fin au voyage et ramène à une réalité américaine plus crue : "Je suis Jack Johnson, champion du monde poids lourds ! Je suis noir ! Ils ne me laissent jamais l’oublier. Je suis noir, pour sûr. Je ne les laisserai jamais l’oublier".
Silence.
Fin.
"Et vous ne devriez pas oublier cet album non plus : achetez-le." (Ron Carter, Jazz Journal août 1971)
recommandation : se procurer le coffret The complete Jack Johnson Sessions.
Genre: JazzTop #20 de la journée |
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